Publié le Aug 24, 2022
Jean-Daniel Lévy, Senior Vice President of Harris Interactive France and Director of Politics and Opinion Department
Publié originellement dans le Journal du Dimanche.
La tribune : « Pénurie. Il va nous falloir nous habituer à entendre ce mot. Et surtout bien mesurer les conséquences de la présence à l’esprit des consommateurs comme des citoyens de cette nouvelle donnée. Depuis la fin des années 1960, nous avons été habitués dans les pays occidentaux à l’opulence. Évidemment pas auprès de toutes les populations. Mais l’état d’esprit dans les pays capitalistes disposant des plus grandes richesses soit proposait, soit promettait aux citoyens de pouvoir accéder au confort et à la qualité de vie si tant est qu’ils disposaient d’un niveau de revenus suffisant.
Nous nous dirigeons vers des sociétés où l’opulence ne sera plus de mise, et ce quel que soit le pouvoir d’achat. Et les Français le savent : 75 % estiment que les générations antérieures pouvaient vivre plus « pleinement », se faire plaisir plus facilement. S’il est encore trop tôt pour qualifier cette situation (conjoncturelle ou structurelle), elle ne sera pas sans impact sur les représentations.
Tout commence peut-être par l’annonce anodine d’une pénurie d’huile de tournesol. Ce qui pouvait être considéré comme passager, car lié à la guerre en Ukraine, prend une composante différente à partir du moment où non seulement la liste commence à s’étendre, mais surtout découle de facteurs multiples : outre la guerre, le Covid mais également le dérèglement climatique, voire – de manière contre-intuitive – la baisse du chômage. Au moins deux de ces trois aspects s’inscrivant dans le long terme avec une quasi-certitude, on ne peut qu’être attentif aux effets.
Après l’huile, le blé, les farines, les céréales (dont le sarrasin), les pois chiches… Autant de pénuries alimentaires qui font craindre à près de 9 Français sur 10 une flambée des prix dans ce domaine.
Commencent à fleurir les articles (« Comment remplacer l’huile de tournesol ? »), les prédictions (« Bientôt une pénurie de beurre ou de chocolat ? »), voire les accommodements (les ingrédients mentionnés sur les étiquettes ne devant plus impérativement être, en France, ceux réellement présents dans les préparations, par exemple). Autant de dimensions touchant à l’alimentation. Sans compter ce qui commence à émerger en France comme dans de nombreux pays occidentaux : les problèmes d’accès à un élément aussi essentiel que l’eau.
Tout cela s’inscrit dans un contexte où, aujourd’hui, la pénurie concerne également les semi-conducteurs , les vélos, les véhicules de location, voire les voitures de luxe (avec des temps d’attente record entre l’achat et la livraison). Et encore, également, de main-d’œuvre. On a beaucoup parlé des difficultés rencontrées dans la restauration pour embaucher en France. Il ne s’agit pas du seul secteur rencontrant de tels problèmes. Sur les chantiers en Irlande, dans les usines automobiles en République tchèque, les exploitations agricoles en Italie ou encore dans le secteur aérien, nombre de postes ouverts ne trouvent pas de candidats.
De premiers effets attendus sur l’opinion sont à l’œuvre : doutes quant à la réalité de la pénurie, recherche de boucs émissaires, appel à la régulation, au contrôle et à l’action… Les autres seront à suivre avec intérêt.
Si ces pénuries devaient se poursuivre, ce serait un modèle de représentation du monde qui changerait. Avec des conséquences sur l’opinion et les pratiques qu’il est actuellement difficile d’anticiper. Nous pouvons tout aussi bien assister à des batailles pour la possession au détriment des autres qu’à des modifications d’attitude qui pense plus encore qu’actuellement l’usage que la possession. Reste à savoir si, d’un point de vue de l’opinion, les citoyens des pays industrialisés sont prêts. Et la réponse est probablement négative. Or, on le sait, il est toujours préférable, pour éviter les tensions, de nommer une situation avant qu’elle ne se produise. »